Imaginer, aujourd’hui, Stéphane Moulin titulariser Alexandre Mendy en charnière centrale, impensable. "C’est sûr qu’un coach qui ferait la même chose s’en prendrait plein la tête si ça ne réussissait pas", en rigole Daniel Jeandupeux. Pourtant, il y a 30 ans, à l’occasion de la manche retour du 1er tour de la Coupe UEFA, à Saragosse, c’est ce qu’a proposé le technicien suisse avec Stéphane Paille ! Alors, bien sûr, il faut se remettre dans le contexte de l’époque avec "des effectifs beaucoup plus limités en quantité", rappelle-t-il. Même si contrairement au championnat, on pouvait inscrire jusqu’à 16 noms sur la feuille de match (contre 13 en D1). Surtout, l’ancien attaquant de Bordeaux à la fin des années 1970 s’était fait une spécialité de reconvertir certains éléments en défense, la plupart du temps avec succès. Ainsi, Franck Dumas, milieu récupérateur de formation, avait reculé d’un cran sous la direction de l’entraîneur helvète. Attaquants de base, Yvan Lebourgeois et Joël Germain étaient, eux aussi, redescendus parmi les lignes arrière, tout d’abord comme latéral gauche avant de se réaxer sur la fin de leur carrière.
"Daniel avait souvent des idées comme ça. Il ne devait pas énormément dormir la nuit", lance, avec un large sourire, Christophe Point, l’un des piliers de l’équipe malherbiste en 1992. "Je me souviens que Stéphane Dedebant (milieu offensif par excellence) avait évolué un jour latéral droit. C’est vrai qu’en tant que joueur, ça peut paraître surprenant car on est plus concentré sur soi alors qu’un coach, il doit avoir une pensée collective". Néanmoins, une fois passée la surprise initiale, les Caennais adhéraient facilement aux concepts novateurs de Daniel Jeandupeux. "Daniel avait la faculté de vous convaincre du bien-fondé de ses idées", confirme Christophe Point qui se remémore l’instauration du marquage en zone, importé par le technicien suisse.
Une mini-révolution au début des années 1990. "A l’époque, on ne pratiquait que l’individuel. La consigne pour le stoppeur (un poste qu’il occupait), c’était que si le n°9 adverse allait aux toilettes, tu l’accompagnais (sourire)". A en croire l’actuel responsable des U19 de Dijon, ces innovations tactiques ont contribué à repousser les limites de certains joueurs. "Je n’étais pas très rapide, pas super puissant. Sans ce passage en zone, est-ce que j’aurais pu durer en Ligue 1 aussi longtemps ?", s’interroge Christophe Point, 184 rencontres de première division au compteur. "Daniel nous a apporté cette réflexion sur le jeu, sur la notion de complicité entre les joueurs. C’est pareil pour Joël Germain et Yvan Lebourgeois. Sans ces reconversions, est-ce qu’ils auraient réalisé d’aussi belles carrières en D1 ?"
En quête de solutions pour solidifier une défense en souffrance
Mais avec Stéphane Paille, Daniel Jeandupeux avait encore franchi un cap. Auteur d’un doublé à Venoix, quinze jours auparavant, le Sochalien de formation était un pur avant-centre. Le duo qu’il formait avec Xavier Gravelaine en 1992 provoquait des étincelles. Bien que l’expérience ait été tentée quelques jours plus tôt, à la fin du match à Toulon, le pari était osé d’installer le n°9 des « Rouge et Bleu » en libéro sur la pelouse de La Romareda, avec un positionnement largement décroché par rapport à ses deux stoppeurs, Hubert Fournier et Christophe Point ; Hippolyte Dangbeto et Yvan Lebourgeois étant chargés d’occuper les couloirs.
Qu’est-ce qui a donc poussé l’entraîneur helvète à opérer ce choix ? "A Saragosse, j’avais le sentiment que dans un match où on allait être acculé, un (Faouzi) Rouissi avec sa vitesse phénoménale était plus adapté devant qu’un (Stéphane) Paille. Paille était un joueur de remise, de domination plus que de contre", analyse le stratège normand à la recherche de solutions pour solidifier une arrière-garde en souffrance depuis le coup d’envoi de cet exercice 1992-1993, principalement à l’extérieur. Jamais la défense malherbiste ne s’étant remis du transfert de Franck Dumas, son patron, à l’AS Monaco.
En cinq sorties en D1, elle avait déjà cédé à sept reprises pour un bilan général de quatre défaites pour un nul. Avec un seul but d’avance hérité de l’aller, il fallait essayer quelque chose pour voir le tour suivant. "Avec la qualité de son jeu de tête et sa technique, je tenais à titulariser Paille derrière. Mon idée, c’est que le football partait de l’arrière. C’est la base de la relance et donc il faut de bons footballeurs. D’ailleurs, la saison où on se qualifie pour l’Europe, il n’y a quasiment pas de défenseurs de formation dans l’équipe".
Une blessure à un genou à l'origine de ce positionnement ?
S’il n’est absolument pas question de remettre en cause les explications de Daniel Jeandupeux, la vérité sur le positionnement de Stéphane Paille se trouve peut-être ailleurs. En septembre 2013, dans L’Equipe, le principal intéressé avait livré une justification différente : "Le coach m’a demandé de jouer libéro car j’avais un petit problème au genou". Il faut dire que lors de cette saison, le physique de l’attaquant des « Rouge et Bleu » commençait à le lâcher. "Stéphane n’avait plus la plénitude de ses moyens. C’était le début de ses déboires sur le plan athlétique", nous avait confié l’ex-technicien de Toulouse, de Strasbourg et du Mans en 2017.
"S’il est venu à Caen, c’est qu’on avait une belle équipe, certes, mais également parce qu’il plafonnait physiquement. C’était bien dommage car c’est un joueur qui avait une grosse personnalité et une forte influence sur ses coéquipiers. Il avait une technique assez complète, un bagage athlétique intéressant et un jeu de tête exceptionnel". Problème, l’homme aux huit sélections en équipe de France à la fin des années 1990 n’avait pas constamment une hygiène de vie en adéquation avec son talent. "Hors des terrains, il n’a pas toujours eu la conduite qui lui aurait permis de durer à son meilleur niveau. J’ai eu des échos beaucoup plus tard comme quoi ses nuits n’étaient pas tout le temps de tout repos".
Toujours est-il que ce 1er octobre 1992, malgré la défaite 2-0 face à Saragosse synonyme d’élimination, Stéphane Paille s’empara du costume avec brio hormis quelques flottements assez logiques. Sens de l’anticipation, trajectoires coupées, coups de tête défensifs… On a même vu « l’attaquant » orchestré les remontées de sa défense. Pourtant, si l’expérience s’est avérée concluante sur le moment, pas certain que Daniel Jeandupeux la retenterait aujourd’hui. D’ailleurs, il ne l’a plus jamais fait. "Avec plusieurs années de recul, je ne le referais plus. On peut considérer que ce n’était pas la meilleure décision de ma carrière d’entraîneur". Pas la plus mauvaise non plus.
Saragosse était-il courant de la titularisation de Stéphane Paille ?
Selon Stéphane Paille, qui avait signé un doublé à l'aller, le Real Saragosse était au courant de son positionnement comme libéro au retour. ©Jean-Yves Desfoux
Si le positionnement de Stéphane Paille en libéro a surpris tous les observateurs présents au Stade de La Romareda, le Real Saragosse a-t-il réellement été décontenancé par ce pari tactique de Daniel Jeandupeux ? Pas certain. Dans des propos relayés par L’Equipe en 2013, l’attaquant reconverti en défense le temps d’un match a lâché que la nouvelle avait fuité via la presse locale caennaise : "L’info avait été balancée aux Espagnols. Après le match, on a découvert que nos adversaires savaient que j’allais jouer derrière".